N° 236
« La grenouille en équilibre sur une feuille de nénuphar
me raconta une drôle d' histoire … »
ZIGGY la grenouille et le chant du monde
- Hé, toi le grand ! Regarde où tu marches ?
Cette apostrophe me tira de mes rêveries. J'étais en lisière de forêt, aux abords d'une mare. J'y flânais depuis le début de soirée et prenait un plaisir gourmand à regarder s'agiter le reflet de la lune sur l'eau. Je rêvassais ! Et voilà que quelqu'un m'interpellait.
- Qui parle ?
- Mais moi, idiot ! Baisse la tête. Je suis presque sous ta chaussure !
Quelle ne fut pas ma stupeur ! Une grenouille à mes pieds, s'agitait en tous sens, et plantait son regard dans le mien.
- Et oui, c'est moi qui te parles. Je suis une grenouille, mais en apparence seulement, c'est pourquoi je parle. Une sorcière ma jeté un sort et transformée en grenouille. Mais si tu m'embrasses, je redeviendrais la princesse et la belle jeune fille que j'étais autrefois.
Je m'agenouillais pour mieux observer cet étrange animal, et m'assurer que mes sens ne m'abusaient pas.
- Ah ! mais non, naïf que tu es ! Ces histoires, ça ne marche que dans les contes de fées ! Jamais dans la vraie vie ! … Et la grenouille fit un bon de côté. … Je te faisais marcher. Je m'appelle ZIGGY, ZYGGY la Grenouille. … Et ne cherche pas à m'embrasser, hein ! … Maintenant, aurais-tu l'amabilité de retirer ton pied de ce nénuphar ? Ce nénuphar, c'est ma maison ! Et j'y tiens.
Je m'exécutais, incrédule. Après m'être assuré que c'était bien la grenouille qui parlait, qu'elle comprenait tout ce que je lui disais et pouvait me répondre, j'en vins à ma question essentielle :
- Mais d'où tiens-tu ce pouvoir ? Est-ce que toutes les grenouilles comme toi, comprennent le langage des hommes ? Ou es-tu une bizarrerie de la nature ?
- Oh, c'est une vieille histoire, presque aussi vieille que le monde. Je vais t'expliquer.
Je m'accroupis près de son nénuphar et lui fit signe de sauter sur mes genoux. Ce qu'elle fit aussitôt. … Voici, ce qu'elle m'expliqua.
« Vous les humains, avez perdu le souvenir des temps anciens, mais pas nous, les grenouilles. Nous sommes la seule espèce animale à pouvoir parler comme vous et vous comprendre, mais une seule nuit par siècle, une nuit de pleine lune, comme ce soir, et dans des conditions particulières de luminosité, de température et d'humidité. Ce privilège nous a été accordé pour qu'un jour, nous puissions vous raconter ce qui s'était passé, il y a trèèèèès longtemps !
Lors de la création, tous les animaux parlaient, et nous nous comprenions tous, parce que nous parlions tous la même langue. C'était bien avant l'histoire de Babel, qui ne fut finalement qu'une réplique quelques millions d'années plus tard de ce que nous avions vécu.
Nous les grenouilles possédions alors le plus beau chant de l'univers. Nous savions parler, chanter et émettre tous les sons imaginables. Chacun de nous possédait ce don. Une seule grenouille pouvait émettre plus de sons différents que 10 de vos orchestres symphoniques réunis.
Nous mettions de la joie partout. Nous avions monté des chœurs et des orchestres. Chaque mare abritait plusieurs chorales, et quand venait le soir, tous les animaux se rangeait paisiblement autour de la mare pour nous écouter, depuis nos nénuphars. Même les pré-humains étaient émus à notre écoute. Les premiers humains aussi, mais eux se sont approprié nos mélodies pour se les rejouer le jour. Et puis, ils ont fini par perdre l'habitude de nous visiter et ont développé leur propre musique.
Le créateur qui avait cru bien faire en accordant le don de la parole à toutes les espèces, réalisa alors qu'il s'était peut-être trompé. Car le fait de pouvoir se parler, contre toute attente, au lieu de créer de l'harmonie, avait attisé les rivalités entre nous, et la jalousie. Et même au sein d'une même espèce, les oppositions et conflits étaient devenus quotidiens.
Un jour, il y eut une guerre générale. La toute première guerre mÔndiale ! Toutes les espèces en étaient venues à s'entre-tuer, sans véritable raison. Parce que chacun et chacune voulait dominer l'autre et obtenir plus que son voisin. Et savait le dire !
Nous les grenouilles, n'avons pas pris part à ce massacre, mais, je dois le confesser, nous nous en sommes réjouis. Nous étions sans doute l'espèce la plus avisée, et nos aptitudes musicales particulières auraient dû nous préserver du pire. Qu'avons nous fait alors ? Et bien nous avons chanté et joué, une musique ensorcelée, délibérément guerrière (Wagner n'a rien inventé, il n'a fait que reprendre nos thèmes !) ; je dirais même une musique endiablée, que nous jouions très fort, et sur un rythme quasi hypnotique ! … Nous nous disions que quand ils auraient fini ce jeu de massacre, nous serions alors les plus nombreux et que ce serait à nous de dominer le monde … à votre place ! … Alors, c'est vrai, dans une large mesure, nous les avons encouragés au massacre.
Les cadavres étaient innombrables ! Plus de 40% des animaux et humains y avaient laissé la vie.
C'est pour qu'une telle tragédie ne se reproduise plus que le Créateur retira aux animaux le don de la parole. À tous les animaux, de toutes les espèces. Mais il fut particulièrement dur avec les grenouilles. Il avait bien compris que sans notre musique les belligérants auraient été moins nombreux et moins vindicatifs. Notre musique les avaient galvanisés et rendus cruels !
Alors le Créateur accentua notre punition, en nous dotant d'abord d'un chant uni-corde, sur une seule note. Un peu nasillard, désagréable à toute oreille. Ce que vous appelez le croassement. … Nous qui avions hérité au départ du plus beau chant de l'univers ! Mais cela, tout en exacerbant en chacun de nous l'irrésistible envie de chanter. … C'est pourquoi depuis vous assistez la nuit, près des mares, à ces abominables cacophonies. … Sauf comme ce soir ! … Tu vas voir ! Ouvre bien tes oreilles !
En deux bonds, ZIGGY rejoignit le plus gros nénuphar de la mare sur lequel des dizaines de grenouilles s'étaient déjà rassemblées. D'autres, aussi nombreuses, s'étaient réunies sur des nénuphars voisins. Toutes inclinèrent la tête dans ma direction. Un salut sans doute ! Puis ZIGGY me lança : « Quand tu veux, on est prêt ! ». Je ne savais pas très bien ce qu'elle attendait de moi. Je m'allongeais alors sur les coudes, puis levais une main, comme pour la saluer.
ZIGGY avait dit vrai. A mon signal, c'est une musique céleste, comme aucun être humain n'en avait jamais entendue qui s'éleva vers le ciel. Le concert dura toute la nuit. J'étais émerveillé, transporté. Je n'osais bougé de peur que le charme ne se rompît.
Puis au fur et à mesure que la nuit devenait moins dense, les notes perdirent de leur volume. C'est que les unes après les autres, les grenouilles cessaient de chanter, pour regagner leur condition de vulgaris rana. Au petit jour, il n'en restait plus qu'une. ZIGGY peut-être ?... Comment savoir ? Je tentais bien de lui parler, mais je n'obtins aucun retour.
J'attendis le lever du soleil, allongé sur la mousse, à regarder les étoiles, la tête pleine de ce chant du monde qui m'enivrait encore. En moi résonnaient toujours ces accords merveilleux, encore jamais entendus. Comme la terre restitue la chaleur accumulée le jour, elle semblait maintenant libérer les notes captées cette nuit. Le ciel encore étoilé au dessus de moi, je regardais longuement les petites notes virevolter vers les nuages en chantant, puis ce fut le silence.
Jean-Claude