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Croquer la pomme
Une pomme d'amour vereuse
Lui - Alors, comment ça s'est passé avec Anne-Françoise, vous avez croqué la pomme ?
Moi - Ouais ! J'étais mordu ! Fou de cette fille ! Mais je me suis pris un râteau. Mon plan a foiré. ... Je voulais d'abord qu'elle me remarque. Tu la connais : très sage, le nez dans ses livres à ne penser qu'aux études. J'ai voulu lui montrer que parmi tous ces garçons qui l'entourent et la chahutent tous les jours, j'étais différent. J'ai voulu l'impressionner.
Lui - Tu es allé chanter sous sa fenêtre ?
Moi - Non, je me suis inscrit au club parachutiste de l'école. Nous n'étions que deux dans la promo. Mais Henri n'avait aucune chance avec elle. Je me demande même si elle se souvenait l'avoir croisé quelques fois.
Lui - C'était pas un mauvais plan !
Moi - (Sourires)
Lui - Pourquoi souris-tu ?
Moi - Parce ça s'est mal passé. J'avais tout fait pour que mon exploit lui revienne aux oreilles. J'en avais parlé à toutes ses amies. Mais ce qu'elles ont dû lui en dire a plutôt dû la faire sourire.
J'ai bien sauté pourtant. Mais c'est tout juste si je n'ai pas été ridicule. Je lui aurais fait des grimaces au moins elle aurait ri. Là, rien du tout. En son for intérieur, il est même possible qu'elle m'ait plaint.
Lui - C'est pour ça que tu n'as plus sauté ?
Moi - Essentiellement, oui. Mais aussi parce que j'étais pleinement satisfait ; j'avais accompli un exploit, même si j'étais le seul à le penser. Tu me demandais si j'avais croqué la pomme ? Dans un sens oui : j'avais mis ma vie en jeu. J'avais osé. Et j'avais, non pas vaincu, mais dépassé ma peur ! Un autre saut ne m'aurait pas produit de sensations aussi fortes.
Lui - Et le jour J alors ?
Moi - Le jour J, nous nous sommes retrouvés seuls Henri et moi. Ceux des autres promos avaient renoncé. Mais je crois bien que Henri était lui tout à fait serein, d'ailleurs il a bien réussi son saut.
Lui - Pas toi ?
Moi - Pas moi non. D'abord, au bord du vide, je me suis retrouvé comme tétanisé. Incapable du moindre mouvement. C'est autant l'appréhension que le vertige qui me paralysaient. C'est pourtant le vertige qui m'a sauvé. Sans lui, il n'y aurait probablement pas eu de saut. Sous son emprise, j'étais sans réaction, sans émotion non plus. Je n'ai pas sauté. Ça n'a pas été nécessaire : je me suis laissé happé par le vide, comme aspiré. … C'est ainsi que j'ai glissé doucement hors de l'avion. Inerte et inconscient.
Lui - Mais tu as quitté l'avion : c'était le principal, non ?
Moi - Pas vraiment. Si on te dit de sauter à l'horizontale, il y a une bonne raison à cela. Moi en me laissant glisser dans le vide, je suis parti tête la première. Et quand le parachute s'est ouvert, avec une brutalité inouïe, mes pieds se sont pris dans les suspentes. J'ai dû contrôler la première partie de mon saut la tête en bas. … Ils ont tous bien ri de mon numéro d'acrobate ! On m'en a parlé longtemps. ... Et c'est ça qui a dû lui être rapporté.
Lui - Au final, tu t'en es sorti !
Moi - D'abord, dans les premières secondes de chute libre, j'ai revécu en accéléré, les principaux épisodes de ma vie, dont certains que j'avais complètement oubliés. J'étais comme scotché devant un écran !
Lui - La tête en bas ?
Moi - Oui, toujours. … Et puis j'ai entendu comme un coup de feu. C'est le parachute qui venait de se gonfler. Et une demi-seconde plus tard, c'était aux suspentes de se tendre. Et là, j'ai eu peur, très très peur, car sous la tension du parachute, j'étais descendu de plusieurs centimètres dans mon harnais. A tel point que j'ai cru qu'il s'était détaché, au moins en partie. Je me suis agrippé de toutes mes forces aux cables directionnels. Persuadé que le parachute allait me laisser choir. … Et puis, j'ai réalisé que j'étais bien accroché, et j'ai pu retrouver mon calme.
Lui - Et après ? … Tu t'es posé sur la tête !
Moi - Moque toi ! … Non j'ai pu dégager mes jambes et retrouver une position plus confortable. Mais entre temps j'avais beaucoup dérivé. Je ne me trouvais plus au dessus de l'aérodrome. Sans vent, j'aurais dû atterrir au pire à une soixantaine de mètres du Centre. Au lieu de quoi. j'ai survolé les hangars, traversé la nationale, puis dépassé un premier champ, pour me poser dans le suivant. J'étais à presque 300m de l'aéroport.
Lui - Mais pourquoi puisqu'il n'y avait pas de vent ?
Moi - Parce que dans mes instants de panique, j'avais tiré très fort sur les cables directionnels, et j'avais fait n'importe quoi. Et puis, je ne m'étais pas assez intéressé à ce qui se passait en dessous. J'étais resté trop longtemps la tête en l'air, à surveiller ma voile plutôt qu'à scruter le sol. … Après, le temps de me souvenir de ce que j'aurais dû faire, il était trop tard.
Lui - C'est donc ça qu'Anne Françoise a appris ! C'est trop drôle ! ... Tu apprendras, pauvre pomme, que les femmes ont horreur des matamores et autres rodomonts. ... Et qu'as tu retenu de cette expérience ?
Moi - (Le regard vide, et après un silence ...) Qu'aucune femme ne mérite que l'on se jette dans le vide pour elle ! ... Que les femmes préfèrent les poètes ! … Je ne suis pas poète !
Mais j'ai quand même croqué la pomme ... avec Lysiane.
