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Set … à dire !
Savez vous qui je suis ? Slicey, une balle de tennis... de compétition ! Comme tant d'autres direz-vous ! Non justement, regardez moi bien : je porte sur mon corps la signature de deux grands champions : Noah et Wilander.
Ça vous dit quelque chose ? Allez regardez mieux... la date ! 1983 ! Ça y est ? Je suis Slicey, la Balle de Match de la Finale de Roland Garros qui vit la victoire de Noah. C'est ce qui me vaut de finir mes jours ici, dans ce qu'ils appellent « La Galerie » et qui est en fait LE musée du tennis français, le seul.
Tous les jours je revis l'affrontement de ces deux géants du tennis. Wilander, un joueur tout en finesse et touché de balle, un tueur de fond de cours, et Noah, un joueur puissant, explosif et imprévisible, qui adorait monter au filet et volleyer.
J'ai suivi tout le match depuis la touche, à portée de main d'un petit ramasseur. Je me dissimulais derrière mes sœurs. Je ne leur avais rien dit, mais je ne voulais pas entrer en jeu trop tôt. … C'est que je tenais absolument à jouer le point gagnant. Aussi, quand un joueur réclamait des balles, me laissais-je tantôt rouler en arrière, tantôt glisser sur le côté. Oh, juste assez pour que la main qui fouraillait à la recherche d'une balle, en prît une autre. L'échange engagé, je reprenais ma place. Jusqu'au point suivant. … Mon cœur de caoutchouc battait à tout rompre. L'enjeu ! Et le stress d'être sélectionnée trop tôt, voire pas du tout. … Mon plan aurait pu ne pas marcher.
Tout m’apparaissait grandiose. L'odeur de la terre battue, cette terre rouge sang ! Le brouhaha de la foule, les vivats, les exclamations et les applaudissements des spectateurs à la conclusion de chaque point, puis le silence religieux qui accompagnait le service suivant. Ce silence infiniment respectueux qui rendait audible le moindre de nos mouvements : le « Clac » sec des services, le « Sclak » plus doux des amortis (coup favori de Noah), le « Ploc » du contact avec le sol, et ce délicat « Fiiizzz », le bruit de l'extase suprême, lorsque propulsées par un coup puissant, nous fusions dans l'air vibrant de chaleur, au mépris de la pesanteur. Et ce bruit presque étouffé, un tout petit « Toc », très sec, lorsque n'ayant pas réussi à nous élever suffisamment nous embrassions brutalement le filet. J'ai assisté à tout ça ; je l'ai vécu aussi !
Le match durait depuis presque 4h, et quelque chose me dît que le point du match n'était plus très loin. Nous en étions au tie-break, et Noah avait pour lui deux balles de match. Il allait l'emporter, j'en étais certaine. Quand il réclama des balles pour servir, je me débrouillai pour être des trois que le petit ramasseur lui tendit.
J'eus le réflexe de pousser devant moi une de mes sœurs, car l'intuition me dît que Noah allait faire faute sur cette première balle. … Et ce fut le cas. La balle rebondit en dehors du carré de service. Je l'entendis pester, s'adresser des reproches, pour se remotiver bien sûr. J'étais dans sa poche, mais j'entendais tout. Il me saisit prestement. Mon heure était arrivée, ma vie allait basculer, j'allais devenir unique. C'était mon moment, un moment magique ! Tous ces gens, dans les gradins, et les millions d'autres devant leur poste de télévision qui n'avaient plus d'yeux que pour moi. C'était grisant. Prodigieux !
Yannick m'a lancée vers le ciel. En me faisant tourner. J'ai flotté un instant, telle une étincelle jaune destinée à enflammer le stade. J'ai aperçu les spectateurs, comme des fourmis dans un kaléidoscope. Un maelström de couleurs. J'ai gonflé mes poumons. Puis ce fut l'impact. Une explosion d'énergie qui m'a traversée, compressée, tordue jusqu'à l'âme. J'ai hurlé, un sifflement strident, en fendant l'air. J'ai traversé le terrain, sentant le souffle des mailles du filet me frôler. Mon rebond fit un claquement sec sur la terre ; un coup de raquette de Mats me ramena illico de l'autre côté.
J'étais devenue le cœur battant d'une danse effrénée. Chaque frappe était un nouveau défit. Je vibrais sous les coups, sentant dans les raquettes la rage des joueurs. Je volais, fusais, bondissais, m'écrasais, je ricochais, avec une détermination inébranlable. Je voyais tout se déformer autour de moi sous l'effet de la vitesse. Je fusillais les lignes, dispersais la poudre blanche, mon caoutchouc tremblant d'excitation. Mes poils s'effilochaient, ma robe de feutre jaune se maquillait d'ocre. Je sentais mes organes vibrer intensément, et la pression me brûler de l'intérieur, mais chaque impact, chaque rebond renforçait ma détermination. Et mes coutures, bien qu'éprouvées, tenaient !
Puis sur un retour trop court de Mats, Yannick - d'un coup droit croisé - m'a lancée comme une fusée. J'ai vu Mats s'étirer, plonger désespérément, mais j'étais trop rapide, trop bien placée. Je me suis écrasée sur la ligne de fond, puis d'un petit bon de côté, je suis sorti du cours. C'était fini ! La foule a explosé ! Yannick avait gagné ! J'étais là à terre, épuisée, haletante, mes poils emmêlés, souillés de poudre rouge, mais heureuse comme jamais.
J'ai été le cœur battant de ce match, à la fois acteur et témoin privilégié d'une grande l'histoire. Le souvenir de cette aventure mémorable est à jamais gravé dans mes fibres. Je suis Slicey, une balle de tennis, et j'ai joué la finale de Roland Garros ! ... Et ça, personne ne pourra me l'enlever. Quelle aventure incroyable !
Jean-Claude (83)