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Fantôme !

Antoine était assis face à la mer. Sur ce banc où 50 ans plus tôt, son idylle avec lise s'était nouée. Antoine était vieux maintenant, mais l'ancien patron-pêcheur prenait toujours autant de plaisir à regarder les chalutiers rentrer au port et décharger leur pêche. Lise l'avait quitté, il y a 4 ans, d'une crise cardiaque. L'âge, lui avait dit le médecin !



Le vieux port crachait des odeurs de poisson, d'iode et de sel, mais pour Antoine, les embruns n'avaient plus le pouvoir de le rassurer. Il ressentait un grand vide en lui, et autour de lui. Comme si sa vie n'avait subitement plus de sens, ni d'intérêt.

Cela faisait sept jours que Fantôme, ce chat errant au pelage flamboyant comme un coucher de soleil, et aux yeux verts, n'était plus venu quémander des caresses. Fantôme n'était pas son chat, il n'appartenait à personne. Mais Antoine, solitaire et taiseux, parfois bougon, comme le sont souvent les marins hauturiers, avait trouvé en Fantôme une âme sœur, aussi rebelle que lui et muet comme lui. C'est lui qui l'avait baptisé Fantôme, parce que ce chat semblait toujours surgir de nulle part.

Chaque soir, sur ce banc usé, Fantôme venait s'enrouler autour de ses chevilles, acceptait quelques caresses hésitantes, puis acceptait le poisson qu'Antoine lui tendait. C'était un rituel, l'axe autour duquel Antoine enroulait péniblement les jours interminables qui le séparaient de Lise.

L'absence de Fantôme était un déchirement. « Allons-nous baisser les bras ? » grommelait Antoine, comme il avait coutume de dire autrefois à son équipage, dans la tempête. Baisser les bras n'était pas dans sa nature. Et puis, il aimait ce chat et ce chat l'aimait lui aussi. L'idée même d'abandonner, d'abandonner Fantôme, le révoltait.

Antoine ne pouvait pas coller d'affiches pour un chat qui n'appartenait à personne, mais il pouvait chercher. Il écuma les ruelles du port, les chantiers navals désaffectés, les caves humides des vieux immeubles. Il laissait des petits tas de croquettes aux endroits où Fantôme aurait pu passer. Il parlait aux pêcheurs, aux commerçants, décrivant Fantôme avec une précision inattendue pour un homme si secret.

Aujourd'hui, alors que le soleil tapait fort, Antoine s'effondra sur son banc habituel, le dos courbé par le chagrin. Seulement habité par la mer, son refuge des jours malheureux. C'est alors qu'une ombre se faufila entre des cordages, s'assit et le fixa effrontément. C'était Fantôme, maigre, une éraflure sur le flanc, mais bien lui. Le chat se frotta contre ses jambes, puis sauta sur ses genoux, chose qu'il n'avait jamais faite. Il ronronna, un son rauque et puissant qui vibra jusque dans les os d'Antoine.

Puis, une petite tête apparut de l'ombre, hésitante. Une petite chatte tigrée, aux yeux immenses et un peu apeurés, regardait Antoine avec curiosité. Fantôme miaula doucement vers elle, un appel. Elle s'approcha prudemment, renifla le bout des doigts tendus d'Antoine, puis se frotta, à son tour, contre sa jambe. Elle était plus petite, plus fine, visiblement plus jeune, et une petite entaille sur son oreille attestait d'une vie déjà rude. Fantôme l'avait ramenée, comme un trésor inattendu, une preuve de sa survie et d'une nouvelle complicité.

« Hé bien, mon salaud ! Moi qui te croyais mort ! C'est moi qui mourais d'inquiétude. Et pendant ce temps, Môssieur jouait les jolis-cœurs ! ». … Les larmes, longtemps contenues, coulèrent sur les joues ridées du vieil homme. Il serra Fantôme contre lui, puis tendit une main à la petite chatte qui, après une brève hésitation, se mit à ronronner aussi. Antoine sentit la vie battre à nouveau en lui.

Sur le chemin du retour, Antoine, les 2 chats sur sa poitrine, leur tenait de longs discours : « Ne rien céder ! Ne jamais baisser les bras ! … Se battre, se battre et espérer ! … On va être heureux tous les trois, vous allez voir, mes enfants, comme ce sera bien ! »

Jean-Claude (83)