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À une encablure de notre immeuble à Hussein-Dey il y avait une grande villa mauresque aux murs d’un blanc immaculé, entourée d’un immense jardin, moitié ornemental, moitié agricole. C’est sur cette partie que donnaient nos balcons. À l’âge de cinq ans, je passais des heures sur un balcon, à contempler un âne qui faisait tourner la noria irriguant le jardin.

Pauvre Cadichon condamné aux travaux forcés ! Le puits était en grosses pierres inégales et parfois l’eau jaillissait des godets et arrosait l’âne. J’éprouvais une grande tristesse à voir cette pauvre bête peiner à longueur de journée, recevoir en outre des coups de bâton quand il avait la mauvaise idée de s’arrêter pour souffler ! De ce spectacle sans doute m’est venue l’image d’une invention satanique dont le but était de faire trimer des esclaves. Son utilité, certes indispensable, ne justifiait pas l’usage qu’en faisaient certains.
Le puits devint dès lors synonyme de danger. C’était une gueule ouvrant sur un profond gosier, qui avalait les petits-enfants, les secrets, les méfaits inavouables et les âmes égarées, et dont l’obscurité empêchait qu’on puisse secourir ceux qui s’en trouvaient prisonniers. D’autant que tous ne connaissaient pas l’histoire de l’Âne et du Puits qui apprenait aux enfants la confiance en soi et la motivation. Le cinéma a longtemps joué de ce symbole, le puits est devenu l’endroit idéal pour cacher des meurtres, des intrigues conflictuelles dans la population paysanne. Il a fallu une réflexion philosophique pour que j’entrevoie toute la valeur biblique et civilisationnelle du puits. Aujourd’hui, le puits continue de fournir une eau de la meilleure qualité à une bonne partie de la population rurale, tout le monde ne jouissant pas de l’eau du robinet après quelques traitements. Et il reste la métaphore de l’eau et du féminin.

Ainsi ce mot revêt une dualité qui a traversé toutes les époques. S’il est des puits science, de sagesse, d’amour, d’initiation, de gaz, de pétrole, de carbone, il reste avant tout le pourvoyeur d’eau, parfois sacrée, mais y descendre symbolise l’accès à un monde intermédiaire entre le monde vivant et celui des morts. À ce stade de ma vie, il me semble qu’il évoque parfaitement un domaine plus intellectualisé, celui de notre psychisme. L’homme n’est-il pas un puits spirituel, avec ses oublis, ses secrets, ses failles mais aussi toutes ses richesses même s’il n’a pas accès à toutes ? Que fait-on quand on décide de faire appel à un psychothérapeute pour une psychanalyse, sinon sonder le puits qu’est notre esprit ? Pourquoi nous est-il si difficile parfois d’expliquer ou de comprendre la raison de telle ou telle attitude, décision, action ou parole, de telle manie dont on ne sait ni d’où elle vient ni pourquoi elle ne nous lâche pas ? De ces rêves sans queue ni tête qui reviennent nous hanter ? Et de cette incapacité à se souvenir de toute notre enfance, de la vie intra-utérine alors qu’on sait qu’une partie de notre patrimoine génétique est à la fois inconscient et si déterminant de qui nous sommes …

J’ai beau « puisé » dans ma mémoire, j’ai oublié des tas de choses, et ce n’est pas à cause de l’âge, mais parce que ce puits a une grande part d’ombre, notre « inconscient ». Ce puits nous obsède parce qu’on sait bien qu’il existe et qu’on voudrait bien, pour mille et une raisons y avoir accès. Quelle est cette censure incontrôlable qui nous refuse l’accès à tout notre vécu ? Heureusement, parfois telle une frontale qui éclaire un pan obscur d’une grotte, d’un puits, une lumière « s’allume » dans notre esprit et on se souvient tout à coup de quelque chose venu du fin fond de notre mémoire, à moins que cela ne vienne de la mémoire familiale ou collective ? Il paraît que tel ou tel oubli ne serait qu’une auto-censure de défense. Il y aurait donc une forme de courage à se souvenir de tout, des vies de nos ancêtres, de leur héritage maléfique, de leurs erreurs, leurs vilenies ou de leurs gloires perdues ?
Anne Ancelin Schutzenberger, psychothérapeute, a eu la révélation, en soignant certains patients, que des maux du corps pouvaient surgir en lieu et place de ce qui était enfoui dans ces esprits troublés, le non-accès à des malheurs, des échecs, des traumatismes d’ancêtres, faisait souffrir les corps comme pour demander à sortir de leur inconscient. Freud avait parlé « d’âme collective », Jung, « d’inconscient collectif ». D’autres thérapeutes des années 60-70, (Dolto, Abraham, Moreno) ont posé le problème de la « transmission transgénérationnelle », ouvrant la voie à une autre approche des soins à dispenser par les thérapeutes. Une autre façon de sonder les hommes, de puiser dans leurs esprits la racine de leurs maux. Aujourd’hui, nous n’avons pas tous recours à une thérapie de ce genre, mais savoir que certains aspects de notre vie, de notre personnalité ne nous sont pas imputables mais sont remontés jusqu’à nous via le puits sans fonds de l’inconscient familial, ce qui s’apparente à une « loyauté familiale », peut nous empêcher de culpabiliser ou de nous croire sous le joug d’une malédiction.
En fait si, il s’agit bien d’une « mal-ediction », de mal-dit. À chacun d’essayer de lire au fond de lui. De se « creuser » la cervelle jusqu’à ce qu’une substantifique moelle, telle une eau de vie jaillisse de notre puits essentiel.
Et la vérité sortira peut-être de ce puits…

Ghyslaine