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Je suis le dernier d’une fratrie de cinq garçons tous plus casse-cous les uns que les autres. Sauf moi. J’étais le petit canard noir, le caliméro dont tout le monde se moquait. J’ai toujours eu envie de jouer aux cow-boys et aux indiens avec eux, de me battre avec une épée en bois, de me mettre dans la peau d’un voleur de grand chemin, mais il n’y avait rien à faire, malgré une certaine bonne volonté, je me retrouvais immanquablement bloqué au moment crucial.

Pourtant j’étais ulcéré du surnom que les copains de mes frères me donnaient, « poule mouillée », me lançaient-ils en imitant un gloussement. Par-dessus tout, j’ai longtemps rêvé de grimper à l’échelle ; dans le verger de nos grands-parents en Seine et Marne, ce ne sont pas les arbres qui manquaient, donc les occasions qui, en plus du petit frisson, offraient pommes, poires, prunes, cerises et tutti quanti ou plutôt tutti frutti. Le déclic m’est venu un jour de repas familial où, au cours de la dégustation d’un grand cru, l’oncle Henri déclara avec une inspiration quasi religieuse, « on croirait le petit Jésus qui vous descend dans le gosier sur une échelle de velours » ! Le petit Jésus, lui, avait donc eu le courage de monter à l’échelle, et on pouvait en en redescendant éprouver un genre de grâce divine, un plaisir suprême ! Il fallait en conséquence que je me fasse violence et que je m’élance pour connaître ce plaisir divin.

Un jeudi après-midi, alors que tous mes frères étaient, qui à son match de rugby, qui à son cours d’arts martiaux, je me risquais dans le jardin, me saisis d’une échelle fruitière et l’installais contre un cerisier. Après une grande inspiration, et rassemblant tout le courage dont j’étais capable, j’entamais ma première ascension. J’évitais de regarder en bas au fur et à mesure que je grimpais, car le vertige m’aurait sûrement stoppé dans mon envol héroïque. Je marquais une pause à chaque échelon franchi, reprenais mon souffle, m’encourageais à continuer et finis par atteindre le sommet très étonné d’y être parvenu. Je me rendis compte du premier plaisir terrestre à grimper aux arbres : les fruits y avaient un goût bien plus délicieux que sur le plancher des vaches ! Et la vue ! La vue était à me couper le souffle, étant donné que la seule altitude que je connaissais c’était celle à laquelle je me retrouvais dans les bras de ma mère ou de ma grand-mère ! Très vite, je me sentis à l’aise, fier de moi, imaginant en même temps la surprise de mes frères quand, sans leur avoir rien dit de ce premier exploit, je m’élancerais sous leurs yeux ébahis à l’assaut de l’échelle la plus raide du garage ! Â partir de ce jour, je me risquais à partager leurs jeux dangereux, me révélant parfois plus hardi que l’un d’entre eux ! Mes frères ne me regardaient plus comme un pétochard mais comme quelqu’un qu’ils pouvaient adouber dans leur cercle de chevaliers du Loing qui coulait le long du jardin de nos aïeux.

J’en ai grimpé des échelles, celle mélodique des gammes que j’ai exécutées plus ou moins harmonieusement jusqu’à ce que ma mère admette que je ne serais jamais un grand musicien ! Celle à l’assaut du septième ciel dans les bras d’une fille - pas la première, certes, - qui m’a également obligé à me faire violence plus d’une fois, à ne pas renoncer avant de me lancer à l’assaut de ce qui est considéré comme épreuve initiatique dans une vie d’homme, d’’après ce que j’ai cru comprendre lors de rares confidences sur ce sujet avec certains. Celle sociale où il faut ne se mesurer ni à son courage, ni à sa virilité mais à sa valeur réelle. L’épreuve de l’adulte qui risque la censure de ses pairs ou de ses rivaux, ou pire, l’auto-censure. J’ai mis longtemps à choisir un « métier » car le mot lui-même me rebutait. Il me fallait une activité où je pourrais me dépasser tout au long de ma carrière, et surtout me sentir utile. Où mieux que dans l’éducation pourrais-je aider ceux qui comme moi, n’osent pas, reculent et voient le danger partout où ils n’ont pas la sécurité du sol, des bras maternels, du connu ? J’avais atteint un bon niveau dans presque tous les sports. Je passais donc le concours pour être professeur dans un collège. Un peu trop routinier pour moi, pas assez de « moyens » pour réussir dans mon métier, à savoir donner des ailes à tous, pas seulement à ceux dont on dit qu’ils ont des dispositions, mon expérience personnelle m’ayant appris qu’il faut parfois peu de choses pour donner l’élan. J’allais passer un diplôme de psychologie de l’adolescence, puis postulais un emploi dans un centre pour adolescents « difficiles », ceux qui sont à la dérive dans un établissement classique. Au premier cours, je leur fis compléter une fiche préremplie avec différentes situations susceptibles de les faire se sentir en difficulté ou de les mettre en échec. Ils n’avaient qu’à cocher des cases. Cela me servit à les « apprivoiser », à adapter les échelons de mon cours par rapport à leurs « angoisses » existentielles. Aucun d’eux ne relevait vraiment d’une thérapie au sens où on l’entend habituellement. Il leur fallait juste de la mesure, de la douceur et une mise en confiance. Puis je les fis grimper à une échelle tripode et leur racontais le parcours du combattant que cela avait été pour moi. Ce fut pour eux, l’équivalant du « petit jésus sur une échelle de velours » ! J’y jouais le rôle du petit jésus, en toute humilité et qui plus est, en chair et en os : donc encore plus crédible et vérifiable ! Après cela, je réussis à les emmener à la piscine, tous ne savaient pas nager. Les emmenais en rando de deux ou trois jours avec bivouac et bases de survie. J’inscrivis une de mes classes à une initiation à l’équitation. L’année suivante, à la boxe ou la lutte pour ceux dont c’était évident qu’il leur fallait se défouler plus… virilement. Parfois aussi, c’étaient eux qui suggéraient : du rugby, de l’accrobranche, du kayak, que sais-je encore !
J’ai adoré ces années passées avec ces jeunes et j’ai eu le grand honneur d’en accompagner un aux Jeux Olympiques de 1924. Pas de médaille, mais il reste un exemple pour tous, puisqu’il a été sélectionné, et donc figure parmi l’élite dans sa spécialité.

J’ai été un éducateur spécialisé heureux, surtout d'avoir rendus heureux des tas de gosses complexés, moqués par leurs semblables, dont les parents ne savaient comment les prendre ni leur donner l’élan salvateur. Au moins repartaient-ils confiants en leurs capacités. La plupart étaient équipés pour une vie meilleure, enfin sûrs d’eux, avec un appétit de vivre qui me remplissait de bonheur.
J’approche de la retraite et je sais que je suis arrivé au sommet de « mon « échelle sociale".
Il ne me reste à gravir, que les derniers échelons de celle de Jacob pour atteindre la sérénité suprême.

Ghyslaine LALANNE
83600 FREJUS