Éon, le vieux Maître Horloger, n'habitait pas l'Olympe, mais le silence juste au-dessus. La mission que lui avait confiée le dieu Pan, Dieu du Tout-et-du-Néant, était de veiller sur le Temps.
Pour Éon, le Temps n'était ni une corde tendue, ni un flux impétueux, ni une lame tranchante. C'était une cascade ininterrompue de floraisons.
Les Flheures, disait-il, sont les heures écloses l'une après l'autre dans l'éternel hymen de l'ombre et de la lumière.
Chaque nouvelle Flheure était un bouton de rose cosmique qui s'ouvrait avec une douceur infinie, pétale après pétale, exhalant un parfum unique d'attente et de promesses infinies. Mais cette splendeur était aussitôt condamnée : la beauté offerte était éphémère. À peine écloses, les flheures flétrissaient. La fanaison venait, implacable. Et les promesses, perdues !
Éon voyait ces créations s'effeuiller par milliers, poussières sombrant dans la poussière du néant que le Temps, par son souffle, s'empressait d'offrir au Passé. Ce passé que les mortels s'efforçaient de retenir. Le cœur du Maître Horloger était las de cette perfection trop vite anéantie. Mais immuablement, le temps s'écoulait, flheure après flheure.
Un matin, alors qu'il contemplait une flheure desséchée, prête à s'effondrer en cendre dorée, il entendit en lui une petite voix, pure comme un éclat de diamant.
- Pourquoi créer tant de splendeur et de possibles si c’est pour la vacuité et l’anéantissement ? Lui souffla-t-elle.
Éon soupira, balayant la pensée d'un revers de main.
- La question est stérile. Le Temps doit s'écouler. Mon rôle est de cueillir chaque Flheure éclose. Je n'ai pas le pouvoir de donner du sens au temps qui passe !- Mais tu ne cueilles rien, nigaud, parce que tu cueilles mal ! Lui répondit la Petite-voix.
Troublé, Éon se dirigea vers son pupitre où gisait le Grand Livre des Devoirs, relié en cuir d’oubli. Un vers y était inscrit en lettres de feu rougeoyantes :
« Il faut donc les cueillir comme on cueille les roses ... »
- Les cueillir, oui ! Mais pour quoi faire ? S’exclama Éon, empli de doute et d'amertume.
- Je les ai cueillies pour la gloire, pour la connaissance, pour le pouvoir, pour le plaisir, … sans raison aussi parfois … Et toutes pourrissent. Toutes !
Immanquablement !
- Mais as-tu lu la suite, Éon ? Murmura la Petite-Voix.
Il resta interdit. Après un long silence, la Petite-Voix poursuivit d'une douceur vibrante, secouant la vieille carcasse de l'Horloger :
« … Et ne les donner qu’à l’Amour. »
Éon se figea. Il avait oublié ce dernier vers, ou plutôt, il l'avait écarté, par orgueil. Il avait confondu l'Amour - le principe, l'antidote métaphysique au néant - avec les vaines passions des mortels.
Il se tourna vers la cascade florale du Temps et l'onde de choc de la compréhension le traversa. Il fut ébranlé ! La Petite-Voix lui martelait : « Chaque Flheure n'est pas destinée à être gardée. Elle doit être un don. »
Si elle est offerte à l'Amour, elle rejoint l'éternel hymen Jour-Nuit du cosmos et échappe à l'anéantissement. L'Amour est la seule voie d'immortalité.
Une Heure cueillie et dédiée à une ambition personnelle devient poussière. Mais une Heure cueillie et offerte à l'Amour, même le plus simple, même le plus humble, se transforme en une perle de temps cristallisé, enfermant une histoire, une vie, plusieurs vies même. Désormais, Éon cueillit avec soin chaque nouvelle Flheure, non pour la posséder, mais pour la consacrer.
Il l'offrit aux parents, aux enfants, aux frères et sœurs, aux grands-parents, aux artistes, aux mystiques … Mais surtout, il la destina aux couples de mortels, qui s'aiment, pour qu'ils gouttent des moments d'infini et connaissent le parfum de l'éternité. Car il avait compris la loi du Temps :
« Être deux, c'est la vie. L'Amour, c'est l'Immortalité. »
Depuis les flheures sont restées flheures et continuent de mesurer le temps, et éon est heureux. Car il a appris a écorcer les flheures. Il se consacre depuis à séparer les heures et les fleurs.
… Et c'est ainsi que les fleurs furent offertes aux humains.
Jean-Claude (Agay)
