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Nous ne connaissions pas son nom. Certains disaient « Le Monstre ». Ce sobriquet avait fini par s'imposer. Nous avions une dizaine d'années et étions cruels et voulant être drôles.

Il avait notre âge et habitait au rez de chaussée de l'immeuble en face de l'école. Nous le voyions tous les jours. Le visage déformé presque collé à la vitre du salon de ses parents, il nous regardait nous ébattre et parfois nous battre, dans la cour qui donnait sur la rue. Il s'intéressait à tout ce que nous faisions. Quand nous jouions au ballon, il suivait le jeu et s’enthousiasmait. Quand nous ne faisions que discuter, il était pensif. Quand nous nous battions, il était inquiet. Mais quand nous nous approchions de sa fenêtre, son visage s'illuminait. Il souriait même à ceux qui lui faisaient des grimaces. Souvent, à la sortie nous nous attardions devant sa fenêtre. Alors un concours des pitreries s'improvisait. C'était à celui qui proposerait la grimace la plus laide. Il éclatait de rire, et déformait son visage en guise de réponse, tentant de devenir le plus hideux possible. Je dois dire qu'il était passé maître en la matière. C'est aussi un peu ça qui lui valut ce surnom de Monstre. L'hiver, nous lui lancions des boules de neige. Il riait aux éclats, faisant mine de les éviter.
Nous avions demandé à notre maître d'école, pourquoi il n'était pas en classe, avec nous ? Le maître nous répondit qu'il était malade et d'une santé fragile ; et que de toute façon, il était en fauteuil. … De plus ajouta-t-il « Je crois qu'il est muet … et sourd aussi ».  … Que l'école ne pouvait pas l'accueillir. Que c'était très dommage en effet, mais … Un élève eut alors cette réflexion: « Mais, s'il est jamais allé à l'école, i sait pas lire ; Il a pas appris : et i sait pas écrire non plus ? … C'est possible, répondit le maître. Puis élevant le ton : « Mesurez donc les enfants la chance que vous avez d'être en bonne santé et de savoir déjà lire et écrire ! Et d'apprendre de nouvelles choses tous les jours ! »
Mon meilleur ami d'alors s'appelait Patrice. Un jour Patrice et moi nous nous sommes chamaillés, pour une bêtise. Les insultes ont fusé. Puis nous en arrivâmes aux mains. Je reçus son poing au menton et à la pommette gauche. Et lui perdit une dent.
Les jours suivants nous nous évitâmes scrupuleusement. En classe le maître nous avait séparés et éloignés autant que possible. Au bout d'une semaine, j'étais malheureux. Je regrettait notre affrontement. C'est ce qui me fit comprendre la différence qu'il y a entre les copains et les amis. Et combien avoir des amis est un don prodigieux.
Le monstre (Je ne connaissais pas encore son prénom) me fit signe un matin alors que je passais sous sa fenêtre pour rendre en classe. Il plaqua une tablette blanche contre sa vitre sur laquelle, au feutre, il avait écrit ; « Et Patrice ? » … Le Monstre connaissait donc nos prénoms. Je l'interrogeais : « Tu sais comment je m'appelle ? »  Il repris sa tablette, gribouilla quelque chose, puis me la tendit. Je lus : « Laurent ». Il me connaissait donc aussi. Et sous mon prénom il ajouta fébrilement : « Moi = Bernard », en choquant son poing contre sa poitrine. … Pour répondre à sa question, j'écartais les bras, paumes ouvertes en haussant les épaules, de l'air de dire : « Je sais pas! ».
Ses traits se tendirent. Il me regarda fixement, quelques secondes, comme s'il m'auscultait l'âme. J'eus l'impression que son esprit s'était brusquement égaré dans un dédale de pensées qui ne nous concernaient plus. Puis, avec application, il écrivit ceci qu'il me fit lire à travers sa vitre : « Patrice est ton ami ? Vrai ? ». Je fis Oui de la tête.
Il effaça rapidement sa tablette et ajouta: « Alors tu dois lui parler ! » puis devant mon étonnement il ajouta : « Il le faut ! ». … « Pourquoi ? » articulais-je. « Parce qu'il est très malheureux. » . »… « Moi aussi.» « Lui l'est beaucoup plus que toi. » …
​Je suis resté devant sa fenêtre, abasourdi. … Bernard tapota la vitre pour attirer mon attention. ... Il me montra du doigt la cour de récréation, et Patrice, qui jouait au ballon, seul, contre un mur. Bernard lisait sans doute la même tristesse en nous, la tristesse d'une amitié perdue. … Je n'ai pas eu besoin de plus de mots. Je me suis détourné de la fenêtre et me suis précipité dans la cour. J'ai intercepté le ballon et l'ai relancé à Patrice. Il s'est arrêté et m'a regardé, surpris. Il a juste souri, petitement d'abord, puis son sourire s'est élargi. Et le ballon se perdit longuement en allers et retours entre nous, comme avant.
​Bernard n'était pas un monstre. Il était l'ami le plus loyal que j'aie jamais connu. Bernard ne pouvait pas nous parler, mais il avait su nous reconnecter. Il n'allait pas en classe avec nous, mais il savait des choses que l'on apprend pas dans les livres. Lui apprenait avec le cœur. Non seulement il savait lire et écrire comme nous, mais il avait la capacité de lire en nous : c'était un « Maître d'âme ». Notre meilleur ami. Nous étions un binôme, nous devînmes un trio : les 3 mousquetaires comme il nous désigna lui-même.
Jean-Claude REYNAUD, Agay