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Cela se passait en 1991, en été. Ma compagne s'appelait Marjorie. Elle était américaine d'origine russe. Et nous avions décidé de visiter Leningrad. Pourquoi Leningrad ? Parce que sa famille était originaire de cette ville.

Au début du 20e siècle ses arrières grands parents, trop pauvres, avaient dû se défaire de 3 de leurs enfants. La grand mère de Marjorie étaient la plus âgée, elle avait 9 ans. Ses petits frères avaient 5 et 6 ans. Tous les trois ont été placés sur un navire en partance pour New York, seuls, sans adulte pour les accompagner, et ne parlant que le russe et le yiddish. Ils ont fait souche en Amérique. Les grands oncles de Marjorie devenus adultes ont créé une entreprise de matériel électrique qui fut rachetée dans les années 60 par General Electric. Le père de Marjorie occupa une fonction importante au sein du groupe.
Marjorie et moi nous étions connus chez Rank Xerox Europe.
Je connaissais l'histoire de sa famille et savais la joie qui serait la sienne à fouler la terre de ses ancêtres. Elle avait donc écrit à ses cousins russes et leur avait annoncé son projet de les rencontrer bientôt. Malheureusement, leur réponse fut décevante et catégorique. « Ne viens pas nous voir. Ici, en Russie, il y a des agents du KGB partout, dans tous les quartiers, dans tous les immeubles. On ne sait pas comment ta visite pourrait être interprétée. On t'en supplie, renonce à ton projet. Nous pourrions avoir de graves ennuis ; perdre notre logement peut-être. »
Nous nous sommes quand même rendus à Leningrad, et à l'adresse de sa famille. Un grand immeuble d'apparence cossue sur une grande avenue en bordure d'un canal presque aussi large que la Seine à Paris. Nous sommes restés de l'autre côté du canal. Marjorie a compté les étages et les fenêtres et m'a indiqué l'emplacement supposé de leur appartement. Elle a pris des photos de l'immeuble, et du canal pour ses parents resté à Pittsburgh. Et nous avons regagné notre hôtel.
Nous sommes restés une semaine à Leningrad, mais ne voulions pas quitter la Russie sans avoir assisté à un ballet ou un opéra, au Kirov. Le théâtre a été depuis rebaptisé MarinskY. Le Kirov ou Marinsky est la scène et la troupe russe la plus célèbre du pays avec celle du Bolchoï. Nous avons donc réservé des places pour l'opéra alors à l'affiche : « Yvan Soussanine », de Glinka.
Le soir de la représentation, nous occupions une loge au premier étage, face à la scène. Nous étions placés à l'avant, contre la balustrade. 5 autres personnes prenaient place à nos cotés, des russes, dont une femme d'une cinquantaine d'années. Son visage exprimait toute la douceur du monde. Elle connaissait un peu d'anglais. Elle nous a demandé d'où nous venions. Elle fut enchanté et fière lorsque nous nous sommes présentés : un français et une américaine.
Dans la salle, les femmes étaient élégamment vêtues, leurs coiffures surtout étaient travaillées. Quant aux hommes, un sur 3 environ était en grand uniforme, tous arborant une quantité souvent impressionnante de décorations. Et puis le rideau s'est levé et le spectacle a commencé.
Les décors et les voix étaient superbes. Nous avions du mal à suivre l'histoire, mais notre nouvelle amie nous chuchotait des explications, chaque fois qu'un silence se faisait.
Et puis brusquement tout le monde s'est tu. La lumière s'est faite dans la salle. Les acteurs se sont figés. Un homme s'est avancé depuis les coulisses un micro en main. Il fit une annonce qui souleva l'enthousiasme. Nous n'avons rien compris bien sûr, mais tout s'est rapidement éclairci. La double porte d'accès à la salle, sur notre gauche, celle par laquelle étaient entrés les spectateurs des parterres, s'est ouverte pour laisser place au tout nouveau président russe, Boris Elstine. Il était accompagné d'une petite dizaine d'hommes en civil, des ministres et agents de sécurité. Le président a été ovationné. Il eut quelques mots pour ses compatriotes puis s'installa avec sa délégation au centre de la salle. Les places restées vides, c'était donc pour lui.

Le silence est revenu, le noir s'est fait et le spectacle a repris. … Une demi heure plus tard, il était à nouveau interrompu : ELSTINE en avait assez vu et entendu et quittait la salle avec sa petite troupe, sous les applaudissements nourris du public.
Nous ne comprenions pas. Mais notre gentille voisine, très émue, les yeux humides, nous expliqua que cet opéra de GLINKA qui s'intitulait à l'origine « Une vie pour le Tsar », mais avait été rebaptisé « Yvan Soussanine » par les soviétiques, était l'opéra patriotique russe par excellence. Ce qui justifiait la présence du Président, était que le nouvel hymne de la Russie était tiré de cet opéra. Elstine n'était resté que pour entendre cet air chanté.
Tout le monde ce jour là entrevoyait un avenir brillant pour la Russie. Tout le monde pensait la Russie désormais arrimée au monde occidental et s'en félicitait. Ne discutait-on pas très sérieusement à la Douma de l'utilité de traduire en anglais toutes les indications et panneaux publiques ? Jusqu'aux mentions Toilettes, Hommes, Femmes, Entrée et Sortie, etc.
Et puis Poutine est arrivé au pouvoir. Immédiatement, il a rétabli l'hymne soviétique et progressivement éteint tous les espoirs de la jeunesse russe, l’entraînant dans un délire nationaliste et rétrograde dont elle semble désormais ne plus pouvoir sortir qu'au prix du sang. … L'espoir né ce soir-là, avait vécu.

Jean-Claude REYNAUD, Agay